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4 septembre 2017 1 04 /09 /septembre /2017 21:33

Les carnets de Farouk / Séquence 1.16

 

J’en avais un peu marre de fouiller dans les mémoires de Farouk, j’avais l’impression de fouiner dans le grenier poussiéreux d’un arrière-grand-père, découvrant des souvenirs qui ne me concernaient guère, et d’autres si peu ou bien si lointains, l’odeur aigre-douce des vieilleries, en somme.

Pourtant j’ai retrouvé, sans le vouloir (ou bien le voulais-je ?) une photo en couleur du Colonel dans les bras d’une jeune femme que je n’ai point connue. Une photo en plan « américain » où l’on voyait son visage radieux, collé aux joues du colon, une blonde bouclée, la  tignasse assez courte. Des grands yeux bleus, gros comme les calots des mes récréations d’école primaire, translucides et profonds, rieurs et faits pour le jeu. Un sourire charmeur se dessinait sur ses douces lèvres, on devinait sous son pull des seins généreux. Farouk semblait comblé à ses cotés, l’air un peu niais, comme engoncé dans un éphémère bonheur, fallait bien en convenir.

 Cette photo avait dû être prise dans les coulisses d’un théâtre car on devinait, en arrière plan, les cheminées des cintres. En observant cette relique de plus près, à la loupe, je découvris, coincé dans un recoin de l’image, un chauve aux cheveux longs qui s‘affairait… je veux dire que ce type n’avait plus un poil sur le caillou mais conservait amoureusement des longs tifs qui lui dégoulinaient au niveau des tempes.

 Malgré le flou de l’image, je le reconnu immédiatement. C’était bien Thierry ! Le cintrier du théâtre Montansier avec qui j’avais travaillé lorsque je faisais des piges au guignol, à cette époque on était bien carmé, 50 francs de l’heure et 100% quand on dépassait le trait de minuit ! Sans compter les paniers quand fallait bouffer sur place !  J’avais gardé attache avec son ex-femme qui devint par la suite mon amante pour de devenir quelques mois plus tard mon ex-amante…un souvenir au goût de « reviens-y » ! Nous avions gardé des contacts, parfois charnels, c’est pourquoi j’obtins d’elle le numéro de téléphone de son ex-Jules.

 Le Thierry n’avait pas beaucoup changé, toujours aussi physique, mais avec la boule  à zéro cette fois, un vrai billard. Nous nous retrouvâmes au bistrot de la gare de Chaville-Vélizy, autour d’un demi.

 Après s’être remémorés nos bons-vieux souvenirs de théâtreux, je lui montrai la photo de Farouk en question dans les bras de cette dame, sa réaction fut immédiate : 

 - Bon sang ! Me dit-il, Tu parles si je m’en souviens ! Cette fille s’appelait Bérangère, elle jouait du boulevard, chez Karsenti ! Une très belle nénette, chez Karsenti, pour gauler une tournée à l’année fallait forcément être bonne ! La pièce répéta deux semaines au Montansier. À la fin de la couturière, elle était venue boire un canon avec nous au local machino ! Elle nous rinça au Saint-Emilion millésimé, un pur nectar, soit disant, moi qui ne bois pas beaucoup du vin, je ne crachai pas sur les traditions. 

Puis vers minuit débarqua son Jules à la Bérangère, un petit gars sec avec de grands yeux noirs, genre moroses, des cheveux bouclés. Il venait chercher sa fiancée, après le service, ce mec bossait dans une brasserie des Champs qui fermait tard. Il était un peu ronchon de retrouver sa gonzesse en train de siffler des canons avec des inconnus alors qu’il avait trimé comme un bourricot toute la sainte journée ! C’était un drôle de couple. Mais le bougre n’était pas du genre vindicatif, Kiki lui remplit un gobelet, puis nous trinquâmes ensemble. Tu te souviens de ce Kiki ? 

- Comment l’oublier ! Je me rappelle des fresques qu’il avait peintes dans les accès de service du théâtre, du style douanier Rousseau, en moins gabelou ! Qu’est-il devenu ? Il me surnommait « P’tit Turc » à cause de mes bacchantes et de mon air méditerranéen !  C’était une crème, je le revois tirer au flanc avec humour, balayant le plateau de cour à jardin, à la chasse aux goupilles, après avoir soufflé les feuilles, en larguant des vannes à la con ! Oui, je me rappelle bien de ses fresques et de ses frasques qui faisaient tourner en bourrique la mère Tassencourt ! J’aimerais tant revoir sa bonne bouille joufflue ! » 

- Moi aussi, mais je ne sais pas ce qu’il est devenu, un fantôme peut-être. Quelqu’un m’a dit l’avoir croiser dans le vieux Versailles, il y a deux ou trois ans, parait que ce n’était pas brillant à voir, il avait la peau tannée comme un parchemin, mais toujours ce même regard à la Jacques Villeret, triste et drôle à la fois. 

- Diable… ! Mais cette Bérangère, l’as-tu revu par la suite ?

- Non, il parait qu’elle a disparue, je tiens la nouvelle d’un régisseur qui racontait qu’à la fin elle avait les chevilles qui enflaient, et qu’elle voulait être enterrée en grandes pompes. 

 

 

 

Ce soir là c’était automne. Les réverbères projetaient des ombres glissantes sur les trottoirs humides. Je rentrais chez moi bredouille. Je regardais les feuilles mortes partir en vrille sous la bruine. Demain les cantonniers les ramasseront à la pelle, comme on déblaie des souvenirs flétris. Je n’enviai plus Farouk d’avoir eu autant d’amantes, quoique ! Peut-être à cause de ma misogynie ! Comme souvent, lorsque j’ai le cafard, j’entrepris de faire le tour de la Pièce d’Eau des Suisses, à coté de laquelle je loge. Elle était calme et déserte, les petites gouttes qui tombaient du ciel imprimaient des ondes douces, presque imperceptibles, sur les eaux sombres du bassin. Demain matin j’irai donner du pain rassis aux cygnes. Après je reprendrais l’avion pour Rabat, puis je tirerais un trait sur cette ténébreuse enquête. 

 

 

Pour Didier

 

A.A.

 

 

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